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Avant que je continue à raconter mon histoire – l’histoire personnelle d’un jeune homme ni particulièrement intéressant, ni particulièrement important, qui vivait par hasard dans l’Allemagne de 1933 –, qu’on me permette une petite mise au point à l’adresse du lecteur. De ce lecteur qui, non sans un semblant de raison, trouve que je sollicite un peu trop son intérêt pour ma petite personne fortuite et insignifiante.
Me tromperais-je ? Je crois entendre à cet endroit plus d’un lecteur, qui m’a suivi jusqu’ici avec une patience bienveillante, feuilleter ce livre non sans irritation. Geste qui, exprimé avec des mots, dit à peu près ceci : “Oui, et alors ? Où veut-il en venir ? Qu’est-ce que cela peut nous faire qu’un jeune M. XY ait eu peur pour son amie quand elle était en retard à un rendez-vous, qu’il ait manqué de répartie devant un SA, qu’il se soit attardé dans des familles juives et que – ainsi que cela semble devoir être le cas dans les prochaines pages – il ait dû s’arracher brutalement à ses camarades, à ses projets et à ses opinions – des opinions plutôt conventionnelles et immatures ? En 1933, Berlin était, semble-t-il, le théâtre d’événements véritablement historiques. Si on veut susciter notre intérêt, il faudrait au moins parler de ces événements. Nous voudrions savoir ce que Hitler et Blomberg44 ou Schleicher et Röhm45 complotaient dans les coulisses, qui a mis le feu au Reichstag, pourquoi Braun s’est enfui et pourquoi Oberfohren46 s’est suicidé. Nous ne voulons pas qu’on nous serve les expériences personnelles d’un jeune homme qui n’en sait pas beaucoup plus long que nous, bien qu’il se soit trouvé plus près, qui n’est manifestement jamais intervenu dans le cours des événements, qui n’était même pas un témoin oculaire particulièrement initié.”
Formidable accusation ! Je dois rassembler tout mon courage pour avouer qu’elle ne m’apparaît néanmoins pas justifiée, et que je ne crois pas faire perdre son temps au lecteur sérieux en lui racontant mon histoire personnelle. Tout cela est vrai : je ne suis pas intervenu dans le cours des événements, je n’étais même pas un témoin oculaire particulièrement initié, et nul ne peut se montrer plus sceptique que moi-même à l’égard de l’importance de ma personne. Et pourtant, je crois – et je demande qu’on n’y voie nulle outrecuidance – qu’avec l’histoire fortuite et privée de ma personne fortuite et privée je raconte une partie importante et inconnue de l’histoire allemande et européenne. Importante – et plus essentielle pour l’avenir que de révéler qui était l’incendiaire du Reichstag ou de rapporter les paroles échangées entre Hitler et Röhm.
Qu’est-ce que l’histoire ? Où se joue-t-elle ?
Quand on lit une de ces relations historiques classiques dont on oublie trop souvent qu’elles contiennent le contour des choses et non les choses elles-mêmes, on est tenté de croire que l’histoire se joue entre quelques douzaines de personnes, qui “gouvernent les destins des peuples”, et dont les décisions et les actes produisent ce qu’on appelle par la suite “l’Histoire”. L’histoire de la décennie présente apparaît alors comme une sorte de tournoi d’échecs entre Hitler, Mussolini, Tchang Kaïchek, Roosevelt, Chamberlain, Daladier, et quelques douzaines d’autres hommes dont les noms sont plus ou moins dans toutes les bouches. Nous autres, les anonymes, sommes tout au plus les objets de l’histoire, les pions que les joueurs d’échecs poussent, laissent en plan, sacrifient et massacrent, et dont la vie, en admettant qu’ils en aient une, se déroule sans la moindre relation avec ce qu’il advient d’eux sur l’échiquier où ils se trouvent sans le savoir.
Un fait indubitable, même s’il semble paradoxal, c’est que les événements et les décisions historiques qui comptent vraiment se jouent entre nous, entre les anonymes, dans le cœur de chaque individu placé là par le hasard, et qu’en regard de toutes ces décisions simultanées, qui échappent même souvent à ceux qui les prennent, les dictateurs, les ministres et les généraux les plus puissants sont totalement désarmés. Et c’est une caractéristique de ces événements décisifs qu’ils ne sont jamais visibles en tant que phénomène de masse, en tant que démonstration de masse – sitôt que la masse se présente en masse, elle est incapable de fonctionner –, mais toujours comme le vécu apparemment privé de milliers et de millions d’individus.
Je ne parle pas ici de quelque nébuleuse construction de l’esprit, mais de choses dont personne ne niera le caractère hautement réel. Par exemple : pour quelle raison les Allemands ont-ils perdu la guerre en 1918, tandis que les Alliés la gagnaient ? Un progrès dans la stratégie de Foch et de Haig, un relâchement dans celle de Ludendorff ? Nullement, mais le fait que “le soldat allemand”, celui qui composait la majorité d’une masse anonyme de dix millions d’hommes, a cessé soudain d’être disposé, comme il l’était jusqu’alors, à risquer sa vie à chaque attaque et à tenir ses positions jusqu’au dernier homme. Où s’est joué ce changement décisif ? Nullement dans des rassemblements massifs de soldats mutinés, mais, de façon incontrôlée et incontrôlable, dans le cœur de chaque soldat allemand. La plupart auraient à peine été capables de lui donner un nom ; tout au plus auraient-ils résumé un processus mental extrêmement compliqué, lourd d’avenir historique, dans une exclamation : “Merde.” En interviewant ceux d’entre eux qui étaient doués de parole, on aurait trouvé chez chacun un faisceau de pensées, de sentiments et d’expériences tout à fait fortuits, tout à fait privés (et sans doute plutôt insignifiants et sans intérêt), dans lequel les lettres reçues de chez eux, leurs relations personnelles avec l’adjudant, leur opinion sur la nourriture… se mêlaient à des réflexions sur les perspectives et le sens de la guerre et (car tout Allemand est un peu philosophe) sur le sens et la valeur de la vie. Ce n’est pas mon propos d’analyser ici ce processus mental qui a décidé de l’issue de la grande guerre, mais cela devrait intéresser tous ceux qui ont à cœur de reproduire tôt ou tard des mécanismes identiques ou similaires.
C’est à un autre processus du même genre que j’ai affaire ici. Il me semble encore plus intéressant, plus important et plus compliqué. Il s’agit de ces mouvements, de ces réactions, de ces transformations psychologiques dont la simultanéité et le nombre ont permis l’avènement du Troisième Reich, et qui forment aujourd’hui encore son arrière-plan invisible.
Dans l’histoire de la naissance du Troisième Reich, il existe une énigme non résolue, plus intéressante me semble-t-il que la question de savoir qui a mis le feu au Reichstag. Et cette question, la voici : où sont donc passés les Allemands ? Le 5 mars 1933, la majorité se prononçait encore contre Hitler. Qu’est-il advenu de cette majorité ? Est-elle morte ? A-t-elle disparu de la surface du sol ? S’est-elle convertie au nazisme sur le tard ? Comment se fait-il qu’elle n’ait eu aucune réaction visible ?
Tous mes lecteurs, ou presque, auront connu tel ou tel Allemand, et la plupart trouveront que leurs amis allemands sont des gens normaux, aimables, civilisés, des hommes comme les autres – mis à part quelques particularités nationales comme chacun en possède. Presque tous, en entendant les discours prononcés aujourd’hui en Allemagne (et en voyant les actes qui y sont perpétrés), penseront à ces Allemands qu’ils connaissent et se demanderont avec stupéfaction : Que sont-ils devenus ? Font-ils vraiment partie de cette maison de fous ? Ne voient-ils pas ce qu’on fait d’eux et ce qu’on fait en leur nom ? Vont-ils jusqu’à l’approuver ? Qu’est-ce que c’est que ces gens-là ? Que faut-il penser d’eux ?
Et, de fait, ces énigmes cachent des mécanismes et des vécus psychologiques singuliers – des processus très étranges, très révélateurs, dont les répercussions historiques sont encore incertaines. C’est à eux que j’ai affaire. On ne les domine pas sans les suivre jusque-là où ils se déroulent : dans la vie privée, dans la façon personnelle de sentir et de penser de chaque Allemand pris individuellement. Ils s’y déroulent d’autant plus que depuis longtemps l’État conquérant et vorace, après avoir fait place nette sur la scène politique, s’est avancé jusque dans les domaines autrefois privés, et travaille à y traquer et à y asservir son adversaire, l’homme récalcitrant. C’est là, au cœur du domaine le plus intime, que se déroule aujourd’hui en Allemagne ce combat que l’on cherche en vain à découvrir en promenant une longue-vue sur la scène politique. Savoir ce que quelqu’un mange et boit, qui il aime, ce qu’il fait durant ses loisirs, qui sont ses interlocuteurs, s’il sourit ou s’il a la mine sombre, ce qu’il lit, quels sont les tableaux qu’il accroche à ses murs – voilà la forme qu’adopte aujourd’hui le combat politique en Allemagne. C’est là le champ où se décident d’avance les batailles de la future guerre mondiale. Cela peut paraître grotesque, mais c’est ainsi.
C’est pourquoi je crois, en contant mon histoire apparemment privée et insignifiante, raconter l’Histoire – et peut-être même l’Histoire à venir. Et c’est pourquoi je suis carrément heureux de ne pas avoir en ma personne un objet trop remarquable, trop intéressant. S’il était plus remarquable, il serait moins typique. Et c’est pourquoi, enfin, j’espère pouvoir défendre cette chronique intime précisément auprès du lecteur sérieux, qui n’a pas de temps à perdre et attend du livre qu’il est en train de lire de vraies informations et un vrai profit.
En revanche, je dois m’excuser pour cette digression auprès du lecteur plus naïf, qui me marchande moins sa sympathie et se montre prêt à lire pour elle-même l’histoire d’une vie bizarre dans des circonstances bizarres. Et non seulement pour cette digression, mais pour bien d’autres parenthèses dans lesquelles je ne puis m’empêcher de faire moi-même certaines des réflexions que mon histoire, semble-t-il, peut inspirer. Mais comment pourrais-je mieux m’excuser qu’en reprenant mon récit !